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31/07/2014

Miroir mon beau miroir

 

 

A Florence, la quantité de chefs d'oeuvre au m2 est, au sens propre, incalculable.  La quantité de touristes dans les lieux désignés comme "à voir absolument" porteurs d'une autogreffe numérique (appareil photo ou tablette)  est tout aussi incalculable. L'usage immodéré de cet appendice qui a poussé asymétriquement sur un des deux bras dont l'espèce humaine est pourvue opère (à moins qu'il n'en soit la conséquence) une sorte de réduction de la pensée qui se traduit par deux types de postures:

soit

regarder l'art, la ville, le paysage, sur l'écran qu'on fixe en permanence (de peur de manquer quelque chose qui serait sur l'écran et pas en vrai?)

soit

tourner le dos au tableau, à l'architecture, au point de vue, pour être photographié devant, et être associé pour la postérité, soi-même- en- personne- moi- parce- que- je- le- vaux- bien, au fond d'écran grandiose et surtout célèbre qu'on n'avait entrevu, auparavant, que sur les catalogues de l'agence, avec d'autres crétins au premier plan. Bien entendu, on ne le voit pas mieux puisqu'on ne le regarde pas, mais le but est ailleurs.

Ainsi ces merveilleuses peintures vieilles de plusieurs siècles, réalisées par des artistes exceptionnels, qu'on a la chance, parce qu'on est riche et libre de ses mouvements, de voir en vrai, peut-être une fois dans sa vie, à peine si on les regarde quelques secondes: plus précisément, on les repère, on les traque, et, impérieusement, comme mu par une nécessité profonde qui engage tout son être, sûr que c'est l'acte le plus utile et le plus urgent, on les prend en photo: parfois de travers, mal cadré, avec des têtes casquetées au premier plan et le reflet sur la vitre, peu importe, le cliché ira se ranger bien sagement à la suite des milliers d'autres engrangés déjà afin de montrer aux autres, ou de se montrer à soi-même, ultime perversion masturbatoire, à quel riche vécu culturel on a participé.

J'y étais, j'étais Là.

En 1434, Van Eyck écrivit sur le fameux portrait des époux Arnolfini: « Johannes de Eyck fuit hic » (« Jan Van Eyck fut ici »), et dans le miroir courbe du fond, le peintre est ce reflet lointain et minuscule qui conçut et réalisa lors d'interminables et nombreuses séances de travail, une des peintures les plus remarquables du XV ème siècle. Lui aussi dit: "j'y étais" mais faut-il commenter la distance inouïe, que dis-je, l'abîme qui sépare ces deux affirmations à la première personne presque identiques dans les termes si ce n'est dans les formes, que dire de ce précipice entre le peintre Van Eyck qui, en signant une oeuvre majeure mais dont il ne peut prendre à ce moment la mesure, nous plonge en même temps dans une réflexion sur le temps et la vanité des hommes, et le touriste suant et affairé, soucieux de prouver au monde entier et à lui-même (car en étant si peu présent, est-on bien sûr de ce qu'on vit?), qu'il y était?

Et le miroir, celui du XVème, rare et précieux, encore réservé à quelques privilégiés jusqu'au XIXème, répond au miroir du XXIème siècle, tellement répandu qu' un reflet vaut mieux que la chose, que l'image est plus désirable que ce qui la produit.

Car nos miroirs actuels sont magiques, ils gomment les erreurs, traquent le défaut, lissent les rides, et, surtout, gardent sans effort la mémoire qu'on leur désigne. Et puis l'image n'a pas d'odeur. On la préfère au réel, comme si on devenait paresseux devant la complexité du monde et imperméable à sa poésie, inquiet aussi de ses erreurs et de ses failles, de ses imperfections et irrégularités, et juste capable de s'en approprier des parcelles parfaitement circonscrites et indiscutables, consommables à loisir, propres à l'exhibition de bureau, grâce au geste facile de la pression d'un doigt sur un engin obéissant, performant, acheté au meilleur prix et possiblement fabriqué dans les pires conditions.  Monde  binaire, on/off, cumulatif et métonymique, pauvre dans l'opulence.

Un langage, dans la foule, n'a pas été partagé, il s'est perdu.

 

Aux Offices, Botticelli a la faveur des groupes. Une grande vitre un peu poussiéreuse sépare le public de ce croissant chaud de la peinture renaissante dont chacun veut sa part. Une masse permanente et internationale s'agglutine devant le Printemps et la Naissance de Venus; les bras sont tendus et se terminent par un moignon en forme d'objectif, on entend des clic et des clac, on a envie de donner des claques et de prendre ses cliques, mais il suffit d'aller un peu plus loin, un grand Ucello est presque seul, l'Annonciation de Léonard est disponible, un petit Dürer nous attend, Caravage est derrière la porte, il repousse les murs à lui tout seul et en sa compagnie, la seule femme peintre (et quel peintre!) de tout ce musée: Artemisia Genteleschi*.

La Peinture est là, malgré tout, quel bonheur!

http://www.tuscanytravels.info/files/6419.jpg

 

 

 *extrait de la biographie de Artemisia:

"En tant que femme, il lui est impossible d’accéder aux académies des Beaux-arts et de recevoir un enseignement artistique. Son père va donc, en 1611, lui fournir un précepteur en la personne d’Agostino Tassi (1566-1644), peintre maniériste. Mais celui-ci tente de séduire Artemisia et la viole. Tassi promet le mariage en mentant sur son état-civil car il est déjà marié. Orazio Gentileschi porte plainte devant le tribunal papal plusieurs mois après le viol. L’éthique religieuse et les pratiques judiciaires de l’époque conduiront à torturer la jeune fille de dix-huit pour s’assurer de son innocence"